Cindy Bannani
Cindy Bannani
Les vendeuses d'orange
Séries de vidéos, 2020, HD, 16:9, 13'39'' (vidéo 1), 12'48'' (vidéo 2), stéréo, sous-titres anglais
C’est de la nécessité de redécouvrir l’héritage d’une histoire familiale complexe que j'ai commencé à m’interroger sur la visibilité et la particularité des histoires appartenant aux minorités. Descendante de la “deuxième génération d’immigré*e*s nord-africaine” et habitante des cités, je m’inspire de l’histoire complexe de ma famille et de mes proches, si bien qu’elles et ils se retrouvent souvent acteurs de mes travaux. Sensible aux problématiques liées à l’image et aux langages souvent utilisés comme outils de domination et d’assimilation, j’ai comme volonté de créer, à travers mes différents projets artistiques des espaces d’empowerment où une appropriation de ces instruments est possible.
Les deux vidéos présentées dans l’exposition Common Ground sont les premières pièces d’une future série de vidéos intitulée “ Les vendeuses d’orange”. Il s’agit d’un projet mettant en scène des vendeuses d’orange, un des sujets de prédilection des peintres pratiquant le genre orientaliste. L’orientalisme est un genre qui connaît un grand engouement en occident depuis trois siècles et qui a contribué à construire l’image contemporaine de la femme arabe dans la culture occidentale.
Dans ces vidéos, la modèle Séréna Bannani rejoue La vendeuse d’orange de Enrique Serra y Auque réalisée en 1908 ainsi que La vendeuse d’orange de François-Alfred Delobbe, exécuté entre 1850 et 1920. La modèle tente d'aborder les même postures immobiles mais instables. Seules les positions et la composition de la scène nous amène aux tableaux originaux. Les scènes de rue présentant des vendeuses d’orange dans leurs conditions de travail ont été transposées dans des espaces semi privés/semi publics que le modèle à l’habitude d'emprunter. Chaque objet, chaque accessoire fait écho à la composition des tableaux : ils sont des objets du quotidien, ceux utilisés par les résident*e*s de la maison. La modèle possède des habitudes avec les lieux et les objets avec lesquels elle pose et où elle se situe. Pendant que les scènes se déroulent, la voix de Sarah Belhadi et Rim Battal, femmes originaires du Maghreb décrivent chacune l’image d’une vendeuse d’orange. Alors qu’elles semblent décrire l’image qui se déroule devant nous, certaines descriptions nous échappent : les vêtements décrits ne semblent pas les mêmes, ni le lieu, ni les fruits décrits ne sont les mêmes. Nous sommes ainsi à l’écoute des détails discordants mis en avant par des interrogations des narratrices : Pourquoi ces vêtements ? Pourquoi cette position ? Pourquoi ces représentations ? Des zooms caméra sur les détails de la scène partagent l’écran en deux. Associés aux descriptions des narratrices, ces zooms ne laissent pas la possibilité d’un contournement. Tandis que l’image portée au plan large nous peint une scène de genre, les plans rapprochés nous ramènent à une corporalité. La modèle n’est pas une image canonique, elle respire, elle souffre, elle pense, elle s’exprime.
Ces interrogations sont d’autant plus intrigantes lorsque l’on sait que les peintres auteurs de ces représentations de vendeuses d’orange nord-africaines ne se sont en réalité jamais rendus au Maghreb. Les peintures ont donc probablement été réalisées dans un studio reproduisant un décor oriental joué par une femme orientale comme modèle.
Si ces scènes fictives ont pu être réalisées par ces peintres n’ayant jamais voyagé, c’est en partie grâce aux récits de voyage écrits par de nombreux écrivains tel que Victor Hugo, Lamartine ou Chateaubriand. Salammbô, écrit par Gustave Flaubert en 1862, en est le parfait exemple. Ce roman est à l’origine de nombreuses interprétations réalisées par des peintres, musiciens, metteurs en scène, réalisateurs, et illustrateurs qui s'inspireront de ses descriptions de la ville de Carthage*. Les écrits littéraires, la propagande des médias, les gravures, les peintures puis la photographie et le cinéma des lumières ont participé à la création de fantasmagories dans les inconscients collectifs qui opèrent encore dans les sociétés occidentales**. Les représentations des populations et des cultures des pays de “l’ailleurs” d’hier, ont ainsi machinalement forgé l’imaginaire des occidentaux d’aujourd’hui.
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* Salammbô, Alfons Mucha, 1896, lithographie - Salammbô, Gaston Bussière, 1907, peinture - Salammbô, Jean-Antoine-Marie Idrac, 1903, sculpture- Salammbô, Philippe Fénelon, 1998, opera - Salammbô, Pierre Marodon, 1925, film - Salammbô, Sergio Grieco, 1960, film - Salammbô Carthage et Mâtho, Philippe Druillet, 1980, bande dessinée - Salammbô Cryo Interactive, 2003, jeux vidéo.
** Culture pornographique, anthologie des porns studies, Lisa Sigel, 2015
La prostitution en Algérie à l'époque ottomane et française, Aurelte Perrier, 2016
Une autre histoire du cinéma, Tarab, Binge audio podcast, Leïla Izrar, 2019
J’entends le beur, le rebeu et la beurette, Tarab, Binge audio podcast, Leïla Izrar, 2019
Grandir avec des histoires qui nous ressemblent, Kiffe ta race, Binge Audio, Rokhaya Diallo et Grace Ly, 2020
Nos corps appropriés, Kiffe ta race, Binge Audio, Rokhaya Diallo et Grace Ly, 2019
De quoi le voile est-il le nom ?, Kiffe ta race, Binge Audio, Rokhaya Diallo et Grace Ly, 2019
Beauté colonisée, corps domestiqués, Kiffe ta race x Miroir Miroir, Binge Audio, Rokhaya Diallo, Grace Ly, Jennifer Padjemi, 2019
#4 - Entre femmes, L'Atay, Lyna Malandro, Amal et Kawter, 2019
" J'ai eu l'envie soudaine de manger une orange, dis-je.
J'allais au marché, a moins que vous n'en vendiez ici? Elle me donna une petite tape en feignant d'être outragée.
- Est ce que j'ai l'air d'être une vendeuse d'orange?
Les vendeuses d'orange, au moins à Londres étaient considérés comme des prostituées" Sacrilège, SJ Parris, 2003